Par Alejandro Estivill, consul général du Mexique à Montréal
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Le 4 août, une étape extrêmement importante de la justice internationale a été franchie. Le Mexique a intenté une action civile devant le tribunal fédéral de Boston contre les principales sociétés productrices et distributrices d’armes aux États-Unis. Et le 14 janvier 2022, en reconnaissance de l’impact local et international généré par cette action en justice, le secrétaire aux affaires étrangères du Mexique, Marcelo Ebrard, a été nommé «Personne de l’année» par l’Arms Control Association.
Ces données sont pertinentes pour le Québec et Montréal. Ici, le débat concernant la manière dont la présence croissante d’armes à feu a entraîné une augmentation des situations de violence inacceptables s’est intensifié, car celles-ci ne se produiraient tout simplement pas si les auteurs de ces actes n’avaient pas eu facilement accès à des armes que la loi canadienne interdit.
Pourquoi le Mexique engage-t-il cette action en justice, et pourquoi cette action est-elle unique et fait-elle l’objet d’une réflexion des plus intenses parmi les spécialistes de la justice et des relations internationales ? Tout d’abord, il peut être intéressant pour le public québécois de noter qu’il ne s’agit pas d’une poursuite dirigée contre un gouvernement ou quiconque aurait échoué en tant qu’autorité à contrôler un processus de distribution d’armes. Il existe déjà une longue histoire de négociations avec les autorités américaines pour tenter – sans grand succès – de limiter le flux irresponsable d’armes.
Mais cette poursuite est différente. Elle vise directement les producteurs parce que leurs pratiques commerciales négligentes et illicites facilitent le trafic illégal au niveau international et – au moins dans le cas du Mexique mais pas nécessairement de manière moins pertinente dans d’autres parties du monde – génèrent d’énormes préjudices humains.
Nous sommes ahuris par la manière dont, avec une facilité inhabituelle, un suprémaciste a pu acquérir une AK-47 sur Internet, se déplacer à quelques kilomètres d’El Paso, au Texas, apportant avec lui sa folie et sa haine raciste pour assassiner 23 personnes en août 2019. De même, tout criminel (ou organisation criminelle de grande envergure) peut acquérir ce qu’il veut sur le marché américain des armes à feu, dans n’importe quel calibre, et même des armes à des fins exclusivement militaires.
Ce laxisme dans le commerce des armes est évident dans les supermarchés, les foires aux armes et sur Internet, et les producteurs en profitent. Non seulement elles ne se limitent pas, mais, attirées par le bénéfice économique qu’elles en retirent au niveau international, des entreprises lancent des campagnes publicitaires en faveur des criminels et, sans réfléchir aux dommages inouïs qu’ils causent dans la vie quotidienne d’autres pays, fabriquent des produits qui comportent même des gravures ou des noms faisant explicitement référence à leur utilisation criminelle.
70 % des armes retrouvées sur les scènes de crime au Mexique proviennent des États-Unis. Entre 500 000 et 800 000 armes entrent illégalement au Mexique en provenance des États-Unis chaque année, causant environ 25 000 meurtres. Cela a signifié, en plus des pertes humaines irréparables, un coût de la violence qui, au Mexique, entraîne une réduction du PIB de 2 à 6 %. Et ce sont des chiffres froids qui n’expriment pas la douleur de chaque personne et de chaque famille. Au contraire, loin d’encourager l’inquiétude quant aux effets de leur produit, les entreprises misent sur la poursuite de ce mal pour leur bénéfice économique en cherchant à promouvoir des armes de plus en plus meurtrières, sans dispositifs de sécurité ni traçabilité.
Certains pensaient que cette action mexicaine se heurterait à deux obstacles majeurs. Premièrement, ils ont supposé que le gouvernement américain lui-même agirait contre l’initiative comme contraire à la préservation sans restriction des «libertés constitutionnelles» qu’il offre à ses citoyens d’acheter et de posséder des armes, une notion exprimée dans le «deuxième amendement» de sa Constitution (on pourrait écrire beaucoup de choses sur les fondements de cet amendement, conçu en 1791 pour fournir aux citoyens des capacités de défense et une éventuelle organisation en milices spécifiquement pour les cas de gouvernements tyranniques). Rien à voir. L’action en justice est indépendante de ce fait et ne remet pas en cause les dispositions légales des États-Unis ou les actions de son gouvernement, et les organisations criminelles qui utilisent ces armes au-delà de ses frontières ne pourraient pas invoquer de près ou de loin le deuxième amendement.
Deuxièmement, on pourrait penser que cette action en justice irait à l’encontre de la fameuse loi sur la protection du commerce licite des armes (PLCAA de 2005), qui vise à empêcher les producteurs d’armes d’être poursuivis pour les effets de leurs produits. Mais cette loi est limitée aux effets aux Etats-Unis. Pour le Canada et d’autres pays, il est intéressant de noter qu’il s’agit d’une relation de litige direct avec ces producteurs et distributeurs en dehors de la PLCAA, puisque les dommages respectifs se produisent dans un autre pays.
Le sens fondamental de cette poursuite est que, bien que le gouvernement mexicain réclame une compensation financière pour les dommages, il fonde ses motivations sur l’obtention de mesures d’autorégulation par les entreprises pour prévenir et combattre le marché illicite des armes, réduire le pouvoir destructeur des groupes criminels et sauver des vies. L’objectif est que les entreprises réparent ce qui a été causé, appliquent des normes pour contrôler leur distribution, incluent des dispositifs pour empêcher l’utilisation de ces armes par des utilisateurs non autorisés, et financent des études, des programmes et des campagnes publicitaires pour prévenir le trafic et l’utilisation criminelle de leurs produits.
Je conclus en soulignant qu’il existe des précédents juridiques récents qui apportent un soutien supplémentaire à cette action : la décision d’un juge californien contre Smith & Wesson qui savait que son fusil AR-15 pouvait être modifié – et n’a rien fait – pour le transformer en mitrailleuse ; ou la nécessité pour Remington d’offrir un règlement important aux parents affectés par l’utilisation d’un de ses produits ; ou le procès contre Century Arms pour négligence parce que leur «corne de chèvre» (AK-47) faisait partie d’une attaque à Gilroy, en Californie.
Pensons-y de la manière suivante : il est possible d’exiger sans hésitation qu’un constructeur automobile prenne les mesures de sécurité et de contrôle nécessaires pour garantir que des vies humaines ne soient pas sacrifiées dans l’utilisation de son produit, qu’il dispose d’airbags, que son utilisation irresponsable ne soit pas encouragée, qu’il ne soit pas modifié dans le but d’une plus grande violence. Pourquoi n’y aurait-il pas également la possibilité d’obliger ceux qui produisent une arme à s’associer à la valorisation de la vie et à assumer la responsabilité de ce que leur produit provoque par négligence, publicité, distribution et vente sans restriction, avec des dommages et une douleur humaine incommensurables, pour le moment, dans d’autres pays. Et personne n’y est plus sensible qu’une société qui comprend la responsabilité intégrale des entreprises en matière de risques – de la production à la dernière utilisation d’un objet – comme l’est la société canadienne.