L’art de la Colombie autochtone débarque à Montréal

À gauche: Figurine votive (tunjo) en forme d’homme assis sur un tabouret, Colombie, Cordillère orientale, 800-1600 EC (tradition Muisca). Museum of Fine Arts, Houston, gift of Alfred C. Glassell, Jr. Photo © Museum of Fine Arts, Houston. À droite : Figure humaine, Colombie, région Malagana, 100 AEC – 500 EC (style d’orfèvrerie Malagana). Museum of Fine Arts, Houston, gift of Alfred C. Glassell, Jr. Photo Thomas R. DuBrock © The Museum of Fine Arts, Houston
L’exposition L’univers au creux des mains : pensées et splendeurs de la Colombie autochtone est à l’affiche au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) jusqu’au 1er octobre prochain. Erell Hubert, conservatrice de l’art précolombien au MBAM et responsable de la présentation montréalaise, nous explique comment celle-ci rapproche les cultures précolombiennes de notre société.
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Par César Salvatierra

Conservatrice de l’art précolombien au MBAM depuis 2016, Erell Hubert a une formation en archéologie et a été cocommissaire de l’exposition Pérou : royaumes du soleil et de la lune, qui a laissé une trace indélébile à Montréal. Elle a dirigé des fouilles archéologiques au Pérou, entre autres. Son rôle est d’enrichir, d’étudier et de mettre en valeur la collection d’art précolombien du Musée. Le travail d’Erell Hubert et de l’équipe de spécialistes du MBAM est mis en lumière dans Pensées et splendeurs de la Colombie autochtone, une exposition réalisée en collaboration avec le Los Angeles County Museum of Art, le Museum of Fine Arts, Houston, le Museo del Oro de Bogotá et la communauté arhuaco de la Sierra Nevada de Santa Marta.

Dans l’histoire du MBAM, la collection d’art précolombien a été prise en charge par Frederick Cleveland Morgan (de 1916 à 1961) et Léo Rosshandler (de 1968 à 1976). Il a cependant fallu attendre la nomination de Victor Pimentel en 2009 pour qu’un poste directement relié à l’art précolombien soit créé (il sera occupé par Pimentel jusqu’en 2015). Cette nomination a permis la réalisation de l’exposition Pérou : royaumes du soleil et de la lune. Quelle est l’approche préconisée par le MBAM dans ses expositions sur les cultures précolombiennes destinées au public canadien, notamment dans Pensées et splendeurs de la Colombie autochtone ?

Nous adoptons maintenant une approche plus large des arts des Amériques qui dépasse ce qu’on appelle simplement « l’art précolombien ». Historiquement, il y a eu, dans la première moitié du 20e siècle surtout, une approche plus axée sur l’exotisme. Celle-ci découlait d’une vision coloniale des œuvres qui consistait en un mouvement plutôt unidirectionnel du sud vers le nord. Désormais, nous nous dirigeons vers des approches collaboratives. Nous voulons que les œuvres racontent des histoires qui démontrent à la fois la profondeur historique, la diversité et la richesse des arts et des conceptions du monde des peuples autochtones des Amériques, sans séparation stricte entre « précolombien » et « postcolombien ».

Donc, on réfléchit aux meilleures façons de transmettre le message des œuvres, à ce qu’elles veulent nous dire aujourd’hui. Comment peuvent-elles avoir de l’importance pour les populations montréalaises ? Que disent-elles aux visiteuses et aux visiteurs ? Lors d’une visite dans les salles, certaines personnes découvrent les arts des Amériques, alors que d’autres peuvent y retrouver des repères culturels qui font écho à leur identité. L’objectif est de créer des liens entre l’œuvre, les gens qui l’ont créée et les visiteuses et visiteurs d’aujourd’hui. Le travail des commissaires, des conservatrices et des conservateurs, c’est donc d’essayer de donner une voix aux œuvres et de faciliter ces relations.

À gauche : Pectoral en forme d’homme-oiseau avec des animaux auxiliaires, Colombie, haute vallée du Cauca, 900-1600 EC. Museo del Oro, Banco de la República, Bogotá. Photo Clark M. Rodríguez, Museo del Oro, Banco de la República. À droite : Erell Hubert, Conservatrice de l’art précolombien au MBAM depuis 2016. Photo: MBAM.

Comment l’exposition reflète-t-elle l’échange qui a eu lieu entre les aînés de la communauté arhuaco, Jaison Pérez Villafaña et mamo Camilo Izquierdo, et les organisatrices ?

Je dois mentionner qu’il s’agit d’une exposition qui a été développée en premier li eu au Los Angeles County Museum of Art (LACMA). La décision de la faire venir au MBAM a été prise en 2020, alors que les commissaires du LACMA, Julia Burtenshaw et Diana Magaloni, avaient déjà établi une relation depuis plusieurs années avec la communauté arhuaco de la Sierra Nevada de Santa Marta. C’est cet échange sur le long terme qui a transformé notre façon de penser et de présenter les œuvres. Dans les musées comme en archéologie, nous nous posons toujours un peu les mêmes questions : « Qu’est-ce que c’est ? », « Quand est-ce que ça a été fait, et par qui ? » La première étape est donc l’identification. En discutant avec les Arhuaco, nous avons compris que ces questions ne les intéressaient pas vraiment, car, pour eux, les œuvres ne sont pas des objets à classifier, mais plutôt des membres de leur famille, des êtres vivants avec qui nous sommes en interaction.

Ça change totalement la relation aux œuvres. Pour mamo Camilo Izquierdo, l’un des plus importants chefs spirituels et politiques du peuple arhuaco, les œuvres présentées dans l’exposition ont à l’origine été conçues pour créer des liens, par exemple avec les ancêtres et le cosmos. Il considère qu’elles continuent aujourd’hui ce travail de mise en relation en créant des liens entre les époques, les lieux (la Colombie et le Québec), mais aussi les gens : les personnes qui ont créé les œuvres, leurs descendantes et descendants, comme les Arhuaco, et le public du MBAM.

Dans l’exposition, nous avons donc choisi de mettre l’accent sur une approche plus thématique. Que nous racontent les œuvres ? Comment s’inscrivent-elles dans une conception du monde où tout est interrelié ? Comment participent-elles à cette interrelation ? Les visiteuses et visiteurs remarqueront aussi qu’il n’y a pas de dates sur les cartels. Les Arhuaco nous ont expliqué que les œuvres ont été réalisées selon des principes qui n’ont ni début ni fin. D’ailleurs, elles sont encore là aujourd’hui ! Alors, pourquoi leur attribuer une date qui marquerait leur fin ? Leur fonction, et donc leur temporalité, va bien au-delà de l’époque de leur fabrication. À cet égard, je pense que c’est là qu’il a fallu repenser la façon de présenter l’exposition, en tenant compte de la pertinence actuelle du message des œuvres.

Jaison Pérez Villafaña. Photo © Jota Arango.

Pensées et splendeurs de la Colombie autochtone rassemble quelque 400 œuvres, notamment des pièces de céramique et d’orfèvrerie, réparties dans 10 salles. Que nous propose le parcours de l’exposition ?

Les grands thèmes existaient déjà, notamment dans la présentation à Los Angeles, mais, pour Montréal, nous souhaitions mettre l’accent sur un parcours inspiré de l’approche arhuaco. Tout d’abord, hacia adentro : regarder à l’intérieur de soi, reconnaître nos a priori et penser à la façon dont ils influencent notre relation au monde. Puis, après ce moment de réflexion, hacia afuera :penser à la portée de nos actions sur ce qui nous entoure et modifier ces dernières en conséquence.

C’est ainsi que le parcours a été pensé. Dans le premier espace, la voix de Jaison Pérez Villafaña nous invite à nous débarrasser de l’énergie négative qui s’accumule en nous et à réfléchir à la relation d’interdépendance qui nous unit au monde, par exemple au rôle des arbres dans la production de l’oxygène nécessaire à notre respiration. Ensuite, dans la deuxième salle, nous allons à la rencontre des ocarinas et, grâce à une trame sonore composée par Luis Fernando Franco Duque, nous entendons leur voix enveloppante. La troisième salle est un peu plus « classique ». Elle présente différentes régions et périodes cernées par les archéologues pour que les visiteuses et visiteurs puissent tout de même se situer dans le contexte chronologique et géographique de l’exposition.

Le cœur de Pensées et splendeurs de la Colombie autochtone est consacré aux grands thèmes : conception du monde, relation avec les êtres qui peuplent l’univers, valeur des matériaux, etc. Comme mentionné précédemment, les étiquettes qui accompagnent les œuvres ne comportent pas de date de fabrication. Elles indiquent seulement un titre descriptif, le lieu de fabrication, le style et les matériaux. L’objectif est d’attirer ainsi l’attention sur le contenu thématique. Quand nous visitons des expositions archéologiques, nous pensons souvent : « Ah ! C’est impressionnant parce que c’est vieux ! » Nous fixons notre attention sur ce point, en ayant l’impression que c’est la date qui donne sa valeur à l’œuvre. Au lieu de soulever la question : « Où se situe cette œuvre sur une ligne du temps ? », notre démarche vise plutôt à recentrer le regard du public sur l’œuvre elle-même, sur ce qu’elle a à raconter.

À la fin du parcours, la dernière salle a été conçue en collaboration avec Benoit Jodoin, de la Direction de l’éducation et de l’engagement communautaire du MBAM. On y retrouve des citations de personnes autochtones et colombiennes d’ici qui font écho à certains thèmes abordés dans l’exposition, par exemple, les arbres et les animaux vus comme des membres de notre famille. Dans cette salle, les gens qui ont fait le parcours sont invités à s’exprimer, à participer à l’exposition en écrivant ou en dessinant sur des cartons leurs réponses à des questions telles que « Comment prendre soin du monde ? » Ces cartons seront conservés dans les archives de l’exposition.

Des guides hispanophones sont disponibles le dimanche de 13h30 à 16h30 (photo : MBAM).

Quels défis avez-vous rencontrés lors de la conception et de l’installation de l’exposition ?

Sur le plan scénographique, il fallait installer environ 400 œuvres (c’est beaucoup !) de manière à retenir l’attention des visiteuses et des visiteurs jusqu’à la fin. Comment permettre au public de s’approcher d’œuvres qui sont souvent de petite taille ? Comment disposer ces dernières en évitant l’encombrement ? Comment traduire les concepts propres aux Arhuaco ? La scénographe, Laurence Boutin-Laperrière, a notamment tenté de « faire entrer » le territoire de la Sierra Nevada de Santa Marta dans les salles du Musée grâce à des projections et à une trame sonore. Il était là, le vrai défi ! Souligner le message des œuvres, leur offrir l’espace nécessaire pour qu’elles puissent s’exprimer, tout en évitant de donner l’impression de se retrouver face à des rangées d’objets inanimés, un peu comme dans un magasin. Aussi, pour Jaison Pérez Villafaña, ce ne sont pas les connaissances « scientifiques » qui priment : l’important, c’est que chaque personne puisse établir un lien avec les œuvres. Si les gens terminent le parcours avec des coups de cœur, c’est déjà un succès.

Quelles étaient les techniques maîtrisées par les anciens artistes de la Colombie pour réaliser ces œuvres ? De quels matériaux se servaient-ils ?

La céramique, modelée, incisée ou peinte, compte parmi les matériaux les plus souvent utilisés. Aujourd’hui, les peuples autochtones des différentes régions de la Colombie travaillent avec des matériaux organiques comme le coton pour les textiles. C’était probablement le cas par le passé aussi, mais de tels matériaux ne se sont que rarement préservés jusqu’à nos jours. Pour l’orfèvrerie, un alliage d’or et de cuivre appelé tumbaga était utilisé. Les anciens orfèvres de la Colombie sont particulièrement reconnus pour leur maîtrise exceptionnelle de cet alliage.

Les peuples du nord favorisaient la technique de la fonte à la cire perdue, alors que les peuples du sud privilégiaient plutôt le martelage. La fonte à la cire perdue est une technique particulière qui consiste à créer un modèle en cire d’abeille que l’on recouvre d’argile. Lors de la cuisson, l’argile durcit, la cire d’abeille fond et laisse un vide que l’on remplit ensuite avec le métal en fusion.

Malheureusement, l’orfèvrerie n’est plus vraiment pratiquée aujourd’hui par les peuples autochtones de la Colombie. Les Arhuaco disent que le métal s’est caché en raison des pressions exercées par les conquistadors, entre autres. C’est cependant quelque chose qui demeure ancré dans leur histoire.

Découvrez l’exposition dans cette vidéo (source : MBAM).

Qu’en est-il de la réglementation encadrant les objets archéologiques précolombiens, en particulier ceux du MBAM ?

Il existe des règles légales et éthiques à respecter, que ce soit pour l’exposition ou pour l’acquisition des œuvres. Dans le cas de cette exposition, elles appartiennent en majorité au Museo del Oro, institution publique faisant partie de la Banco de la República en Colombie. Les pièces provenant d’ailleurs ont été validées par l’équipe de ce musée. La plupart des œuvres ont sûrement été pillées à une époque où les réglementations sur le trafic des objets archéologiques n’existaient pas ou étaient beaucoup moins sévères, mais la situation s’est améliorée au cours du 20e siècle. Il est d’ailleurs maintenant inscrit dans la constitution colombienne que le patrimoine archéologique n’est pas une marchandise. Avant d’ajouter deux pièces de la collection du MBAM à l’exposition, j’ai envoyé des photos et toute l’information de provenance au Museo del Oro pour obtenir leur approbation et confirmer l’authenticité, mais aussi la légalité de la présence de ces œuvres à Montréal.

Au-delà des règles juridiques, il y a la collaboration avec les communautés autochtones. Les œuvres ont été présentées aux Arhuaco, et ils ont pris le temps de réfléchir à ce que pouvait signifier le fait qu’elles se retrouvent si loin de leur terre natale, considérant qu’elles sont perçues comme des membres de leur famille. En effet, cette séparation demande une réflexion sérieuse, mais c’est la transmission de leur message qui était le point important pour eux. Les œuvres sont en quelque sorte des ambassadrices qui voyagent et qui se racontent à l’étranger. Pour la communauté arhuaco, elles poursuivent ainsi leur mission de créer des liens ailleurs. Les Arhuaco n’ont donc pas fait de demande de restitution, ils voulaient plutôt savoir si nous nous occupions bien des œuvres. D’ailleurs, Jaison et son épouse Rubiela viendront bientôt à Montréal pour les retrouver, les « alimenter » et rencontrer les équipes du Musée. C’est dans l’esprit de ce type de collaboration et dans le respect des règles actuelles de circulation du patrimoine que je travaille.

En tant que conservatrice de l’art précolombien au MBAM, que souhaitez-vous apporter comme contribution ?

Ma formation est en archéologie, une discipline fortement ancrée dans les approches anthropologiques. La relation entre les œuvres et les gens occupe aussi une place centrale dans mes recherches. Donc, si je peux apporter quelque chose, ce sera d’aller chercher un maximum d’informations pour comprendre les œuvres, pour les remettre en relation avec les gens d’aujourd’hui, qu’il s’agisse de descendantes et descendants des artistes qui ont créé les œuvres ou de personnes qui viennent à leur rencontre.

Je pense aussi qu’il y a une tendance à présenter les collections d’art européen comme notre art, et tout le reste comme l’art des autres. Mais il suffit de connaître un peu la population montréalaise pour comprendre que ce n’est pas le cas. Il n’y a pas de définition stricte du « nous », qui est mouvant et multiple. D’ailleurs, la place importante qu’occupe la communauté colombienne à Montréal a joué un rôle dans la décision de faire venir l’exposition au MBAM. Une personne qui vient de la Colombie aura possiblement une relation différente à telle ou telle œuvre qu’une personne originaire du Nigeria ou de la France. Cette relation peut aussi changer selon l’histoire personnelle de chacune et de chacun. Et donc, si je peux partager certaines clés d’interprétation sans donner de réponse définitive, et surtout faciliter l’accès aux œuvres, ce sera mon apport.


Nous vous invitons à découvrir 400 œuvres d’art en or, céramiques et textiles anciens de la nation Arhuaca de la Sierra Nevada de Santa Marta, en Colombie. Billets ici : tinyurl.com/2l4rmevr