Évolution de la langue : l’exemple espagnol

Photo: Fundeu.
L’idée d’une réforme orthographique rebute bien des amoureux de la langue française. Or, un regroupement de pays hispanophones a prouvé qu’il est possible de faire évoluer une langue sans la dénaturer.
Par Jean-Benoît Nadeau (la version originale de cet article a été publiée dans L’actualité).
Leer en español

Dans ma dernière chronique [NDLA : Sur les résistances aux réformes de l’orthographe française], et à d’autres occasions, j’ai fait allusion au fait que les Espagnols avaient établi une tradition de mise à jour périodique de la norme et de l’orthographe. Comme promis, voici de quoi il s’agit. 

Précisons d’abord que c’est la Real Academia Española (ou Académie royale espagnole, abrégée en RAE) qui pilote ces changements. Créée en 1713, la RAE s’était donné pour objectif de dépasser son modèle, l’Académie française. Les Espagnols y ont mis de gros efforts.

Il faut dire que la RAE jouit d’une réelle autorité, parce que la majorité des 46 académicos sont en fait des linguistes. On en compte beaucoup moins du côté de l’Académie française, qui est avant tout un club d’auteurs. Il y a actuellement une seule linguiste parmi les académiciens — Barbara Cassin —, et c’est beaucoup par rapport à la moyenne historique, qui frôle le zéro.

Lors de sa fondation en 1713, la RAE avait déjà son plan de dictionnaire, qu’elle a réalisé en 26 ans. En 308 ans d’existence, elle a produit 23 éditions de son Diccionario. C’est trois fois plus que l’Académie française en 384 ans. Les académiciens « œuvrent » depuis 1935 sur la neuvième édition du Dictionnaire, et ils n’en sont toujours qu’à la lettre s. Et tandis que l’Académie française n’a trouvé le temps de faire qu’une seule grammaire, les cousins espagnols en ont sorti une bonne dizaine.

L’esprit réformiste des académiciens espagnols va loin. Par exemple, en 1994, ils ont carrément éliminé deux lettres du dictionnaire, le ch et le ll. Ces deux digrammes (une lettre faite de deux lettres) avaient bel et bien leur place distincte dans l’alphabet (et les dictionnaires) — après le c et le l respectivement. Mais il n’y avait pas vraiment de raison qu’ils profitent d’un statut différent de celui des deux autres digrammes, le rr et le gu. Les éditeurs ont modifié les dictionnaires et, après quelques débats, tout le monde hispanophone s’est rangé à l’avis de la RAE.

23 académies en harmonie

Il faut dire que ce changement s’inscrivait dans un ménage beaucoup plus important entrepris à l’initiative de l’Asociación de Academias de la Lengua Española (ASALE), un organisme fondé en 1951 à Mexico, qui regroupe les 23 académies de la langue espagnole. Il y en a une dans chacun des pays officiellement hispanophones, ainsi qu’aux États-Unis et aux Philippines. Chaque académie travaille à sa norme nationale, tout en collaborant à celle de l’español general.

L’ASALE est l’aboutissement d’un processus ancien. Dès 1871, la RAE a voulu encourager la création d’académies correspondantes dans les anciennes colonies espagnoles devenues indépendantes. À une époque où les télégrammes étaient encore rares et où l’essentiel des communications reposaient sur le courrier et le navire, l’objectif de constituer un español general paraissait irréalisable.

Mais en 1951, le président du Mexique a convié une grande réunion des académies afin de fonder une association vouée à ce projet. Car la chose devenait possible à l’ère du téléphone et de l’avion à réaction. Mais c’est vraiment avec l’informatique et Internet que le vieux rêve de 1870 a pu commencer à se concrétiser, à partir des années 1980.

Sous l’influence de l’ASALE, la RAE s’est mise à revoir son fonctionnement. Au début des années 1990, on a décidé de tout informatiser. Ce faisant, on en a profité pour constituer un très large échantillonnage linguistique incluant des milliers de livres et journaux d’Espagne et des Amériques.

Ce travail gigantesque a permis plusieurs choses, dont la publication en 2001 d’une 22e édition du Diccionario de la RAE entièrement « revampée » et mise à jour. Fait marquant : toutes les académies sont signataires du dictionnaire de la RAE, parce qu’il tient compte de leurs usages. Et il en a été de même pour la 23e édition, parue en 2013, et pour une série d’autres ouvrages.

Ce travail de fond a permis à la RAE de publier d’autres ouvrages influents, dont une nouvelle édition de sa grammaire en 2009, y compris sa partie la plus connue, la fameuse Ortografía, parue séparément en 2010. Cette nouvelle édition est venue s’ajouter à la longue liste des Ortografías qui sortent tous les 10 ou 15 ans depuis cinq siècles.

Dans la culture hispanique, notamment espagnole, on offre souvent une Ortografía aux invités de marque. C’est parce que, de l’avis de nombreux linguistes, l’Ortografía est sans doute l’ouvrage de référence le plus important de l’histoire de cette langue, davantage encore que le dictionnaire. Ce document décrit chaque lettre et le son qu’elle représente (et aussi la ponctuation). La chose paraît banale en soi, mais le simple fait de se livrer à l’exercice force clairement la remise en question des conventions orthographiques. Au XVIIIe siècle, la RAE a pu liquider les lettres grecques. Ainsi, « theatro », « elephante » et « patriarcha » sont devenus « teatro », « elefante » et « patriarca ».

Certaines éditions ont été plus marquantes que d’autres. Celle de 1754, par exemple, a établi la règle pour les points d’interrogation et d’exclamation renversés. (En espagnol, la question « Tu veux un thé ? » est ponctuée « ¿ Quieres un té ? ».) Celle de 1803 a défini clairement la prononciation des lettres x, j et g. Elle a également introduit deux nouvelles lettres : le ch et le ñ. Celle de 2010 a changé la désignation d’une demi-douzaine de lettres, comme i griega (i grec), qui s’appelle désormais le ye.

Il serait faux de prétendre que ces changements sont tous passés comme une lettre à la poste, mais ils ont tous fini par être digérés d’un bout à l’autre de l’univers hispanophone depuis trois siècles.

Les deux vieux piliers

La tradition évolutive de la norme espagnole repose sur deux piliers encore plus anciens que la RAE. Car deux siècles auparavant, il y a eu Antonio de Nebrija. Et deux siècles avant Nebrija, il y a eu Alphonse X le Savant.

On parle souvent de l’espagnol comme de la langue de Cervantès, mais il faudrait réellement dire « la langue de Nebrija ». Antonio Nebrija a créé la première grammaire et le premier dictionnaire de l’espagnol en 1492 — la même année où Colomb découvrit l’Amérique —, très longtemps avant que des Français s’avisent de faire de même (le dictionnaire et l’Amérique). Mais, plus important, en 1517, Nebrija a dérivé de sa grammaire un ouvrage très influent, Reglas de ortografia, qui est l’ancêtre des Ortografías actuelles. Ce premier manuel de 76 pages a été majeur, parce qu’il a contribué à unifier linguistiquement l’empire qui était en train de se constituer.

La grande obsession de Nebrija — que les mots s’écrivent comme ils se prononcent — ne s’est jamais véritablement matérialisée. L’espagnol n’est pas entièrement phonétique — le son b, par exemple, va s’écrire b ou v. Mais les successeurs de Nebrija ont toujours œuvré dans le sens de la rationalisation.

Si Nebrija a réussi, c’est un peu beaucoup grâce aux travaux associés au roi de Castille Alphonse X dit le Savant, qui a régné de 1252 à 1284. Ce roi érudit, entouré d’une cour de lettrés espagnols, arabes et juifs, agissait en fait comme grand rédacteur en chef de l’École des traducteurs de Tolède. 

Sous sa gouverne, cette école a produit une série de livres originaux et très influents, notamment une histoire de l’Espagne en 1 135 chapitres et un corpus complet des lois espagnoles appelé Las Siete Partidas (les sept parties).

Alphonse n’a jamais fait de dictionnaire, mais il a imposé à travers ces ouvrages — qui ont été des références pendant cinq siècles — un standard linguistique cohérent que certains ont résumé sous la formule castellano derecho (littéralement, le castillan droit).

Évidemment, la langue française a une tout autre histoire. Mais le cas de l’espagnol, qui a adopté le modèle académique d’inspiration française, montre que l’académisme peut faire mieux que d’entretenir la fatalité d’une orthographe figée et d’une grammaire byzantine. Le modèle à suivre se trouve de l’autre côté des Pyrénées ou du Rio Grande.


Jean-Benoît Nadeau, auteur, journaliste et conférencier. Il a publié neuf livres et 1000 reportages et chroniques, et remporté une deux douzaines de prix littéraires et journalistiques. Il est collaborateur régulier au magazine L’actualité, et éditorialiste chez Avenues.ca. Grand voyageur parlant trois langues (français, anglais et espagnol), Jean-Benoît apprend actuellement l’allemand et l’arabe. Il est coauteur avec Julie Barlow de The Story of Spanish.