La déferlante féministe chilienne

Manifestation étudiante le matin du 6 juin, le long d'une artère principale de Santiago (photo : izquierdiadiario.cl).

Le mois de mai a été le théâtre de la plus grande mobilisation féministe de l’histoire du Chili, menée par le mouvement étudiant. La #OlaFeminista (« vague féministe ») revendique le droit à une éducation non-sexiste, libérée des violences sexuelles, des structures et autorités qui les permettent. Mise au point au plus fort de la vague : ses défis et ses leçons pour le monde.

Par Thomas Gauvin

Les matins des jours de semaine, le campus est souvent désert, ces temps-ci. Je viens remettre un travail à un professeur pour qu’on puisse m’évaluer malgré la grève ; un étudiant en échange doit avoir obtenu une note à son départ, et les professeurs font des exceptions en me demandant des travaux, des lectures contrôlées. Affiché près de la bibliothèque de la Faculté de philosophie et d’humanités, un programme de la semaine mauve m’informe que bientôt l’agora sera remplie d’étudiantes pour une nouvelle assemblée de femmes.

En quittant les lieux, je m’arrête devant le mur des témoignages du bachillerato de l’Université du Chili (ici programme collégial préuniversitaire), en occupation depuis un mois, et situé sur mon campus également. La parole s’est manifestement libérée et le Chili ne sera plus jamais le même, car l’injustice et l’impunité machistes ne seront plus tolérées.

Portrait d’un mois de mobilisation historique

Le 17 avril dernier, des militantes organisent l’occupation de la Faculté de philosophie et d’humanités de la Universidad Austral en réaction à l’indifférence de l’université à l’égard d’allégations d’agressions sexuelles pesant sur certains professeurs et employés.

Dix jours plus tard, le 27, c’est l’occupation de la Faculté de droit de l’Université du Chili qui mettra le feu aux poudres, votée par l’assemblée des femmes (Asamblea de mujeres) de la Faculté réunie le jour même pour discuter des dénonciations d’agressions sexuelles dans l’institution et de la marche à suivre pour que cesse l’impunité. Sofía Brito, étudiante et auxiliaire, a été agressée en 2015 par Carlos Carmona, ancien président du Tribunal constitutionnel et professeur titulaire à ladite institution qui l’a suspendu au bout du processus interne pour trois mois pour « manquement administratif ». Il n’a donc toujours pas été sanctionné pour l’agression qu’il aurait commise à l’endroit de son auxiliaire, cette sanction n’existant pas dans les procédures officielles de l’Université.

C’est à partir de ce moment que dans des dizaines d’autres espaces universitaires se votent des occupations et des grèves et que s’organisent des assemblées de femmes (ces événements se veulent ouverts aux étudiantes, employées et professeures). Rapidement, plus de trente facultés réparties dans au moins quinze universités à travers le pays, sont touchées par la mobilisation massive.

Les dizaines de faits dénoncés partout remontent parfois à quelques années et, en 2016, un certain mouvement s’était manifesté. C’est cependant cette année la première fois que les étudiantes et étudiants sont mobilisés pour cette cause-là exclusivement.

Plusieurs grandes manifestations et rassemblements ont eu lieu, dont la marche du 16 mai qui a réuni 170 000 personnes, selon le quotidien El Mostrador. Le 25 mai, le pavillon principal de la Pontificia Universidad Católica de Chile a été occupé par les féministes ; une première depuis les temps de la dictature, en 1986.

Giorgio Jackson, un des leaders du mouvement étudiant de 2011 (semblable en envergure au « Printemps érable » de 2012) et aujourd’hui député de la coalition de gauche alternative, le Frente Amplio, est d’avis que la mobilisation en cours est bien plus importante que celle qu’a connu le Chili il y a sept ans.

Les revendications

On résume les demandes de la #OlaFeminista (la « vague féministe ») à une éducation non-sexiste. Concrètement, les organisations étudiantes et citoyennes (comme Pan y Rosas) revendiquent de nouveaux protocoles au sein des universités pour répondre aux dénonciations de violences à caractère sexuel, que les universités soient gouvernées par des structures administratives réunissant sur un pied d’égalité et de manière paritaire les personnes étudiantes, professeures et employées (et que les décanats et rectorats soient élus), que des composantes d’éducation sexuelle et d’études de genre soient intégrées à tous les programmes universitaires, que le gouvernement mette fin aux inégalités salariales entre les hommes et les femmes, à la précarité touchant les travailleuses, et garantisse le droit à l’avortement, libre et gratuit (en ce moment limité à des cas particuliers). On souhaite, en outre, un changement culturel dans la société chilienne, longtemps patriarcale.

La réponse du gouvernement

Le gouvernement, investi il y a à peine trois mois, a réagi par la voix de son président lui-même, le conservateur Sebastián Piñera, en annonçant une série de mesures et amendements en faveur de l’égalité, et sa volonté d’adopter une loi pour uniformiser les processus en cas d’allégations d’agressions sexuelles dans les universités publiques.

Les annonces ont été accueillies froidement par les féministes, les jugeant insuffisantes, et, dans certains cas, semant volontairement la division, par exemple celui de ne plus permettre aux assurances santé (privées) une disparité dans les primes entre les femmes « en âge fertile » et le reste de la population, ce qui aura pour effet d’augmenter les tarifs pour l’ensemble de la population, que les entreprises auront le loisir d’effectuer sous prétexte d’égalité. La chose a donc été désignée comme une mesure de bonus pour les « amis » d’un pouvoir néolibéral, les compagnies d’assurance, et non pas comme un sincère geste vers l’égalité.

Le contexte est celui de la première population étudiante entièrement élevée sous un régime démocratique, éduquée selon des principes qui ne cadrent plus avec les traditions figées de la société, héritées d’un passé dictatorial oppressif. Après son allocution publique de vendredi dernier, Piñera saluait la présidente du parlement Maya Hernández, lui lançant la maladroite phrase « Si belle mais si dure » (« Tan linda que se ve, tan dura que es ») ; il a dû expliquer en entrevue par la suite qu’il faisait référence au travail sérieux et sans concession de la politicienne, qui n’accordait pas facilement les votes nécessaires au gouvernement pour qu’il puisse aller de l’avant avec ses divers projets de loi. Il a dû aussi avouer qu’il ne l’aurait pas dit à un homme. En début de mandat, le ministre de l’éducation, Gerardo Varela, avait fait scandale avec une déclaration controversée : « Mes fils sont des champions, ils ont toujours besoin de plus de trois condoms ». Malgré donc les airs récents que se donne ce gouvernement, il est indéniable qu’il a lui-même à s’éduquer au non-sexisme.

Les défis du mouvement

Les féministes jouissent d’un appui populaire tout de même écrasant, la majorité de la population se montrant favorable à la mobilisation, à la hauteur de 71%, selon un sondage de la firme Cadem.

La bataille de l’opinion publique est donc en grande partie remportée. Les défis sont autres.

D’abord, il s’annonce complexe de maintenir la mobilisation active pour une période prolongée sans obtenir de véritables résultats. La participation aux votes de grève (c’est le cas par exemple à ma faculté) est, à chaque semaine, un peu moindre.

Ensuite, le fait que le mouvement soit à ce point décentralisé (c’est-à-dire que l’initiative vienne de la base et non des organisations étudiantes centrales) pose trois obstacles majeurs : il est plus aisé pour le gouvernement ou les autorités universitaires de satisfaire certaines demandes plus chères à certains groupes ou franges du mouvement, divisant les troupes, démobilisant une partie de la masse critique ; il est plus complexe pour le gouvernement d’être porté à négocier car il n’a pas d’interlocuteur unique légitime et par conséquent aucune revendication écrite à satisfaire pleinement et clairement, selon sa perspective ; les événements sont peut-être plus nombreux et créatifs car répartis un peu partout, mais les manifestations massives (comme on voyait en 2011) sont moins possibles sans les moyens et l’appui systématique des fédérations étudiantes (qui soutiennent la lutte, mais à l’égard desquelles certaines fractions du mouvement féministe sont méfiantes).

Enfin, le mouvement décentralisé fait face à un ultime défi : l’affrontement de plusieurs tendances en son sein. Les féministes dites « séparatistes » (dont les événements excluent les hommes), qu’on a vues offrir des fleurs aux policières et voulant ouvrir la lutte aux femmes fonctionnaires, travailleuses, etc., et les autres appartenant davantage à une tradition féministe marxiste ou universaliste, critiquant les autorités, nonobstant leur sexe, qui perpétuent le système sexiste, et souhaitant élargir la mobilisation, quant à elles, à une lutte plus globale pour une éducation non-sexiste, gratuite, de qualité, financée intégralement par l’État et universelle. Si la plupart des militantes et militants ne prennent pas nécessairement parti dans ces luttes intestines, il est indéniable que celles-ci contribuent à rendre le mouvement un peu plus illisible pour le commun des mortels.

En somme, le mouvement étudiant et les féministes du Québec peuvent s’inspirer et apprendre de ce qui se passe ici, j’en suis persuadé. Parmi les 27 universités publiques du Chili, une seule (Universidad de Concepción) a à sa tête une rectrice, nommée d’ailleurs par la prédécesseure de Piñera, Michelle Bachelet. Au Québec, sur les 18 universités et institutions d’éducation supérieure membres du Bureau de coopération interuniversitaire (anciennement la CREPUQ : Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec), seulement 4 ont des femmes rectrices (l’Université McGill, l’UQAC, et, depuis récemment, l’Université Laval et l’UQÀM). Nous devrions être alarmés et sensibilisés par la pression qu’a dû exercer la FAÉCUM en mars dernier sur notre gouvernement pour le faire adopter une loi modifiant la charte de l’Université de Montréal afin de mettre en place des processus disciplinaires transparents, justes et équitables en lien avec les violences sexuelles, qui sont une réalité bien trop présente ici aussi, faut-il le rappeler. En contexte pré-électoral, nos exigences doivent être élevées, et puisse cette mobilisation au Chili nous inspirer en ce sens.


Thomas Gauvin est étudiant au baccalauréat en études hispaniques à l’Université de Montréal, actuellement en échange à l’Université du Chili. Il a été coordonnateur aux affaires académiques de premier cycle et coordonnateur aux affaires internes de l’Association étudiante de littératures et langues modernes de l’Université de Montréal.